Gargouilles et chimères : entre peur, protection et magination
- Jean-Claude Singla

- 26 oct.
- 3 min de lecture

Accrochées aux corniches des cathédrales, suspendues entre ciel et terre, les gargouilles et les chimères fascinent depuis des siècles. Ces créatures de pierre, à la fois repoussantes et magnifiques, défient le temps. Dragons cracheurs d’eau, bêtes hybrides, visages grimaçants ou figures humaines déformées : elles forment un cortège fantastique qui semble protéger les édifices sacrés du monde extérieur. Mais il faut bien distinguer deux familles de sculptures souvent confondues : les gargouilles, qui servent à évacuer l’eau, et les chimères (ou grotesques), purement décoratives.
Gargouilles : l’utilitaire devenu symbole
À l’origine, la fonction première d’une gargouille est tout à fait pragmatique : évacuer l’eau de pluie des toits. Un canal intérieur conduit l’eau jusqu’à la gueule de la gargouille qui la rejette à distance des murs afin de protéger la maçonnerie et les fondations. Le mot lui-même vient du verbe gargouiller, qui imite le bruit de l’eau s’écoulant.
Pourtant, cette utilité technique n’a pas empêché la fonction symbolique de s’y greffer. Aux yeux des contemporains du Moyen Âge, la pierre parlait : ces figures monstrueuses étaient aussi des gardiennes. En repoussant visuellement le mal, elles reforment la frontière entre l’ordre sacré de l’intérieur et le chaos du dehors. Elles avertissent le fidèle, lui rappelant que l’intérieur du sanctuaire protège de ce monde dangereux.
Chimères : l’imaginaire sans canal
Les chimères (ou grotesques) occupent la même hauteur et le même horizon visuel que les gargouilles, mais n’ont aucune fonction hydraulique. Elles sont des créations purement sculpturales, libres et souvent plus extravagantes que les gargouilles. Dragons stylisés, hybridations animales, visages caricaturés, figures satiriques : les chimères sont l’expression du talent, de la fantaisie et parfois de la critique sociale des tailleurs de pierre.
Les chimères offrent un terrain d’expression aux sculpteurs, qui pouvaient y glisser une satire, un portrait, une allusion locale ou une référence à une légende. Là où la gargouille reste liée au pratique, la chimère raconte, amuse, avertit ou provoque.
Un bestiaire de pierre : exemples et lectures
Chaque cathédrale possède son propre bestiaire, mélangeant gargouilles fonctionnelles et chimères décoratives :
Notre-Dame de Paris : les chimères inventées par Viollet-le-Duc (XIXᵉ s.) — dont la célèbre Stryge — ont popularisé l’imaginaire gothique. Beaucoup de ces figures sont décoratives (chimères), tandis que d’autres, plus anciennes, jouent encore le rôle d’évacuation (gargouilles).
Amiens : on y trouve une grande variété de gargouilles médiévales et de grotesques, souvent expressifs et très narratifs.
Rouen et Beauvais : dans les parties flamboyantes, la pierre se fait dentelle et les chimères s’enroulent dans les volutes des pinacles, accentuant l’effet d’éclat décoratif.
Les sculpteurs pouvaient aussi mêler les deux : une figure grotesque sculptée en hauteur peut servir de gargouille si son corps contient un conduit d’évacuation — la limite entre chimère et gargouille peut donc parfois être ténue.
Visages humains, mémoire et satire
Derrière ces visages monstrueux se cache souvent un profond humanisme. Les tailleurs de pierre, anonymes ou membres de confréries, gravaient parfois un visage familier, un compagnon, un bourgeois moqué, un portrait déguisé, dans la pierre. Ainsi, la mémoire des hommes demeurait suspendue au-dessus des rues.
Par ailleurs, la chimère a servi de support à la satire sociale : certains grotesques caricaturent le clergé, les puissants ou les travers populaires. Là où l’intérieur de la cathédrale prêche la vertu, la façade amuse et met en garde.
Légendes et imaginaire vivant
Les légendes populaires ont nourri l’aura des gargouilles et chimères : on raconte que la nuit les figures s’animaient pour chasser les esprits, hurlaient à la lune ou prenaient vie pour défendre la ville. Ces récits, même s’ils relèvent du mythe, montrent combien ces sculptures occupent l’imaginaire collectif et continuent d’éveiller curiosité et émotion.
Les gargouilles ne sont pas de simples ornements, et les chimères ne sont pas de simples canons esthétiques : ensemble, elles forment un langage de pierre. Les premières répondent à une nécessité technique et améliorent la durabilité des édifices ; les secondes libèrent l’imagination et transmettent des messages — spirituels, satiriques ou mémoriels. Suspendues au-dessus des cités, elles nous rappellent que les cathédrales sont des encyclopédies de pierre, où l’utile et le symbolique, le sérieux et la fantaisie, se mêlent pour créer une émotion qui traverse les siècles.



